Remise en question du modèle de médiation « commande et contrôle » prisé des juges à la retraite.
« Cynefin » est un mot gallois qui désigne le fait que nous soyons influencés dans notre environnement par de multiples facteurs qu’il nous est impossible de comprendre en totalité. C’est une bonne manière de décrire la complexité du monde qui nous entoure en ce début de 21e siècle.
L’âge du numérique est aujourd’hui une réalité quotidienne pour tout le monde. L’illusion selon laquelle le monde serait ordonné, et dont l’ordre pourrait ainsi aisément être modifié, est remise en question par la complexité de la vie actuelle. Les conflits et les litiges deviennent eux aussi beaucoup plus complexes. Les décideurs politiques, économiques et juridiques d’aujourd’hui devront faire avec cette complexité pour permettre l’émergence de nouveaux modes de coexistence et de pratiques innovantes.
Le cadre Cynefin (Snowden et Boone 2007) est un système de gestion fondé sur la pratique qui s’efforce de moduler cette complexité plutôt que de tenter de la restreindre. C’est un mode de pensée riche d’enseignements, qui s’applique directement aux pratiques de résolution des conflits et de pacification.
Ce mode de gestion par l’expérience exige des décideurs qu’ils prennent du recul et laissent des schémas se mettre en place. C’est de cette mise en place que naîtront les possibilités d’innovation et de créativité. C’est un processus qui ouvre la porte à la chance et aux hasards providentiels. Il s’agit avant tout d’appréhender le présent et d’explorer son potentiel d’évolution.
Pour ce faire, les décideurs doivent comprendre plus précisément le contexte général dans lequel ils opèrent, et ne pas avoir peur de la complexité ni du paradoxe. Précisément parce que ce processus est évolutif, il laisse aux dirigeants le temps et l’espace nécessaires pour assimiler des concepts complexes. Cette approche vise à expérimenter d’abord, puis à ressentir, et enfin à réagir. Elle consiste à réagir davantage aux phénomènes émergents qu’aux aboutissements.
Principes directeurs
La théorie de la complexité repose sur trois principes directeurs.
Selon le premier principe, les aboutissements ne peuvent être prédits dans un environnement complexe, en raison de l’interconnexion de tous les aspects qui le composent, ce qui suppose que toutes ces parties exercent en permanence des contraintes les unes sur les autres. Elles évoluent conjointement en modifiant sans cesse leurs comportements de manière aléatoire, et jamais deux fois dans le même sens. Du fait de ce changement perpétuel, il est impossible de prévoir ni d’anticiper ce qui va se passer.
Il s’ensuit que nous ne pouvons comprendre qu’a posteriori pourquoi les choses se sont passées d’une certaine manière et non d’une autre. Comme deux contextes ne sont jamais identiques dans un environnement complexe, il est illusoire d’espérer reconstituer le puzzle à l’avance. Par définition, les bonnes pratiques sont celles qui ont déjà été employées, et la vision rétrospective ne permet pas de prévoir l’avenir si le contexte a évolué (Snowden et Boone 2007, p 3).
Deuxième principe : dans un environnement complexe, il n’existe pas une seule, ni une seule bonne manière de faire les choses. Il n’y a pas de solution universelle. De fait, choisir une hypothèse unique limite le potentiel d’évolution inhérent à l’approche par la myriade de possibilités. Une approche selon des hypothèses multiples engendre des pratiques émergentes et des innovations de rupture.
Selon le troisième principe, il est impossible de remonter dans le temps, ni d’anticiper, dans un système complexe. Nous évoluons de concert, ce qui signifie qu’une fois que les schémas se sont mis en place, nous devons partir de ce point de départ. Il nous faut donc comprendre et faire avec la situation présente, et avancer petit à petit. Cette approche est à l’opposé de celle qui consiste à concevoir un état final désiré, avant de repartir en arrière pour faire la jonction.
Prenons l’exemple du Brexit : le Royaume-Uni ne peut pas remonter le temps jusqu’en 1973 et tout recommencer, pas plus qu’il ne peut choisir arbitrairement un état futur idéal qu’il tenterait de relier au temps présent. Il ne peut qu’avancer progressivement à partir de la situation actuelle.
Le processus d’application
Un processus en trois étapes permet de faire face aux situations complexes.
Premièrement, il s’agit d’édifier au sein du système une limite qui fera naître des comportements émergents. Les décideurs peuvent alors observer ces comportements, mettre l’accent sur ce qui marche et atténuer ce qui ne fonctionne pas.
Deux exemples tirés de la pratique sont issus des obligations contractuelles stipulées dans les projets d’alliance, en vertu desquelles les parties ne peuvent se poursuivre mutuellement en justice pour négligence ou pour faute, et qui exigent que toutes les décisions soient prises à l’unanimité, sans abstention possible (Rooney 2011). Ces frontières ont pour effet de faire naître un comportement émergent chez les parties contractantes.
Citons parmi d’autres exemples de limites la fixation de frontières temporelles, l’exigence de résultats selon lesquels toutes les parties doivent nécessairement gagner ou perdre ensemble et la prescription d’une culture non punitive, en toute transparence.
La deuxième étape consiste à se ménager un certain nombre d’essais ou d’expériences dont l’échec éventuel ne sera pas d’une grande gravité, et qui seront menés parallèlement et indépendamment. Cette approche stimule la pensée latérale et la multiplicité des points de vue. L’objectif recherché est d’éviter une convergence prématurée ou la pensée de groupe, en se gardant de multiples possibilités. Elle reconnaît également la valeur de « l’obliquité », à savoir la pratique qui consiste à atteindre ses objectifs de manière indirecte (Kay 2010).
La troisième étape suppose la création de systèmes de rétroaction en temps réel, pour donner aux décideurs les outils requis pour surveiller et réagir à ce qui se passe dans le présent. Cette étape peut faire appel aux technologies numériques et aux applications, qui créent des boucles de rétroaction en temps réel utilisant des structures narratives comme canal de transmission de données brutes. Ces « narrations source » contribuent à corriger la distorsion cognitive qui survient au fil des interprétations et réinterprétations des consultants.
Tolérer l’anticonformisme, la dissidence et la déstabilisation
L’un des principes centraux du cynefin est le couple détection précoce/rétablissement rapide. Il s’agit ainsi de déclencher précocement les erreurs à l’occasion de nombreuses expériences qui peuvent échouer sans conséquences graves. Accepter le risque et la possibilité de l’échec sont des aspects essentiels de la compréhension par l’expérimentation. Ils remettent en question la pensée de groupe en encourageant les points de vue minoritaires, l’anticonformisme et la dissidence en d’autres mots, la diversité.
Cette approche se situe à l’opposé du modèle « commande et contrôle » qui cherche à obtenir des résultats prévisibles sans échec. Reposant sur le culte du chef alpha, il est souvent motivé par le désir de simplifier et d’ordonner les choses complexes, ce qui tend à se concentrer sur les faits plutôt que de laisser émerger des schémas. Il s’ensuit une approche structurée par des règles, qui entrave la liberté de mouvement et la diversité au sein des organisations. On aboutit ainsi à une pensée de groupe organisationnelle.
L’accent excessif mis sur l’efficacité et sur le résultat élimine la variété, parce que la diversité comporte des éléments qui ne sont pas efficients aujourd’hui. Ménager une place aux erreurs, à l’inefficience, au conflit et à la perturbation permet d’apprendre de nouvelles choses, qui pourront constituer le tremplin de l’innovation. Elles induisent une tension dans le système qui favorisera les ruptures évolutionnistes. Si les décideurs ne laissent pas ce type de perturbation se
produire en interne, alors ce sont les concurrents qui joueront ce rôle, en tant que perturbateurs exogènes.
Appliquer les principes du cynefin à la médiation
Il existe cinq modèles de pensée dans le cadre cynefin : simple/ordonné, compliqué/ordonné, complexe, chaotique et « je ne sais pas trop dans quel modèle je me trouve ». Les deux variations principales sont les deux versions des systèmes ordonnés et complexes.
Les théoriciens des modèles alternatifs de résolution des conflits (« MARC ») et les chercheurs font ressortir au moins cinq modèles de médiation, en l’occurrence :
facilitative, évaluative, transformative, narrative et par le règlement des différends.
Du point de vue de la pratique, toutefois, seuls deux modèles existent : celui qui implique une coopération des deux parties lors d’une session conjointe, et celui qui ne l’implique pas (médiation en caucus ou « de la navette »).
L’application de la théorie de la complexité commence par le principe selon lequel toute interaction entre des êtres humains (et des marchés) ne peut échapper au quadrant de la complexité. En effet, nous partageons une culture commune et nous évoluons conjointement au sein de groupes et à travers nos relations. C’est notre nature même qui nous rend complexes.
D’un point de vue mathématique, les connexions relationnelles sont bien plus nombreuses dans l’approche par la session conjointe. Dans la configuration d’une médiation simple avec un médiateur unique, deux parties et leurs avocats respectifs, on dénombre 20 connexions entre chacun des participants, 48 voies de communication des messages vers et depuis le médiateur et 120 voies en tout si l’on inclut celles qui passent par le médiateur. Cependant, dans une médiation en caucus, il n’y a pas de connexion entre les parties et il en existe quatre entre les avocats et le médiateur, c’est-à-dire quatre depuis et vers ce dernier.
L’approche de la médiation en caucus s’inscrit indubitablement dans le quadrant de la médiation ordonnée. En effet, elle s’efforce de créer un ordre en élaborant l’hypothèse d’une solution d’état final, avant d’exercer une pression sur les parties pour faire la jonction entre cet état désiré et la situation présente. Elle est souvent menée par les médiateurs alpha (des juges à la retraite ou des avocats expérimentés) qui fonctionnent selon l’approche « commande et contrôle ».
Les décideurs et les médiateurs se heurtent à un obstacle lorsqu’il appliquent la pensée ordonnée aux situations complexes. Autant la médiation en caucus peut se révéler efficace dans les litiges ordonnés simples, autant elle risque d’être contreproductive pour ceux qui sont complexes. Malheureusement, elle est souvent utilisée comme solution standard pour tous, nonobstant le fait que des conflits apparemment simples puissent dissimuler des problèmes bien plus complexes en profondeur. Elle risque ainsi d’étouffer les solutions émergentes, la diversité, la variété, l’innovation ainsi que les aspects positifs et créatifs de la perturbation et du conflit.
Le modèle de la session conjointe par opposition au modèle en caucus
La valeur de l’approche de la session conjointe dans la médiation réside dans le fait que celle-ci permette aux parties d’interagir spontanément en temps réel. C’est une manière de se détacher du passé et de l’avenir, au profit de l’immédiateté du présent. Ce fonctionnement s’accorde bien avec la théorie de la complexité et avec l’approche du cynefin qui consiste à comprendre et à réagir à partir du présent plutôt que de partir du passé ou d’imaginer un objectif futur et de tenter de le rejoindre.
En session conjointe, le médiateur n’a pas d’autre choix que d’arbitrer l’interaction en temps réel entre les décideurs, ce qui l’éloigne de la médiation du problème et en fait un médiateur du moment présent (Rooney et Ross 2012).
Un des principes centraux de l’approche par le cynefin réside dans le concept de la désintermédiation. Celle-ci vise à éliminer toutes les interprétations secondaires qui naissent de l’analyse des données brutes par des intermédiaires avant qu’elles ne soient présentées aux décideurs sous forme synthétisée. C’est en permettant aux décideurs d’accéder directement aux données brutes, présentées sous la forme de narrations individuelles multiples, que ceux-ci pourront détecter par euxmêmes les schémas émergents.
Par sa nature même, le caucus est un jeu informel qui implique le recours rituel à la mystification sous une forme ou une autre par les parties, par leurs avocats et par le médiateur. « La mystification admise par tous représente l’essence même de la médiation en caucus » (Cooley 2003). Jouer le jeu à distance écarte un peu plus les parties qui pourraient constituer des décideurs éventuels. Cette situation engendre des interprétations secondaires par les avocats et par les médiateurs puisque ceux-ci relaient les messages. Il peut s’ensuivre une convergence prématurée de la pensée et l’acheminement trop rapide vers une conclusion. Ici manque l’humanité présente dans l’acte de l’interaction humaine.
Toute la puissance de l’approche par la session conjointe réside dans le fait que les parties, le médiateur et les avocats puissent observer par eux-mêmes l’interaction entre les participants en temps réel. Les premières déclarations des parties décrivent leurs intérêts et leur position sous une forme narrative. Bien que cela n’élimine pas la dimension du jeu en elle-même, les parties peuvent ainsi créer un contexte visuel et auditif immédiat et direct. L’élément de l’interprétation secondaire inhérente à la médiation en caucus est alors éliminé.
L’approche du cynefin qui consiste à mener en parallèle et très tôt plusieurs expériences dont l’échec n’a pas d’importance est reproduite dans l’approche de facilitation qui passe par la génération d’options en face à face, la réflexion collective (brainstorming) et les nombreuses autres techniques de médiation telles que l’imagination de scénarios (« et si… ») ou la pratique consistant à mettre de côté certaines questions pour y revenir plus tard. Il peut en sortir des perspectives multiples qui pourront être expérimentées en temps réel au moyen d’un mouvement de balancier continu entre la session conjointe et la réunion privée tout au long de la session. Conserver cette interaction dynamique autorise la diversité de pensée, engendrant des résultats inédits et inattendus.
De l’importance de cultiver des compétences fluides de direction et de médiation
L’approche du cynefin remet en question le style de direction « commande et contrôle » en particulier dans un environnement complexe. Elle exige que les dirigeants soient capables de faire face au flux de réseaux entre les individus en garantissant une place aux points de vue minoritaires, aux opinions divergentes, au conflit et aux perturbations internes. Elle nécessite un état d’alerte plus aigu et la capacité à régir en temps réel aux schémas et comportements émergents. Elle constitue la meilleure voie vers les surprises stratégiques et l’ouverture de possibilités.
Concernant les médiateurs qui travaillent selon le modèle de la session conjointe, l’approche du cynefin exige de cultiver des compétences fluides (intangibles), telles que la capacité à rester totalement ancré dans le moment présent en conservant une attention constante (Freud), à agir sans mémoire, sans désir et sans avoir besoin de comprendre tout ce qu’il se passe (Bion), à faire usage du temps et de l’espace et à posséder une intuition qui dépasse la simple reconnaissance de schémas (voir les chapitres « Temporality », « The Third » et « The Field » de Rooney et Ross 2012). Greg Rooney http://gregrooney.com.au/
The English version of this paper can be found at: http://www.mediate.com/articles/RooneyG5.cfm
ENDNOTES
Cooley, J. W. (2003) Defining the Ethical Limits of Acceptable Deception in
Mediation
4 Pepp. Disp. Resol. L.J. 263 2003-2004
Kay, J. (2011) Obliquity: Why our goals are best achieved indirectly Penguin Publishing Group
Rooney, G. (2009) Project Alliancing- Applying Advanced Conflict Management Systems to Complex Infrastructure Projects. Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=1809267
Rooney, G. and Ross, M. (2012) Shifting the Focus from Mediating the Problem to Mediating the Moment – Using Intuition as a Guide available at:http://ssrn.com/abstract=2140220 Spanish Translation: Revista de Mediación 2014, vol. 7, No. 1, pp. 36-46
Snowden, D. J. and Boone, E. (2007) A Leader’s Framework for Decision Making Harvard Business Review, November 2007 See also : https://www.youtube.com/watch?v=s8SayvnfQi0
Greg Rooney exerce la fonction de médiateur en Australie depuis 24 ans. Avocat spécialisé dans médiation des conflits à des stades précoces, il a effectué plus de 1 500 médiations dans des domaines très variés et 1 200 médiations/arbitrages dans le domaine de l’indemnisation des accidents du travail. Depuis 1995, il enseigne la médiation et les MARC dans de nombreuses universités australiennes et établissements privés. Avec ses collègues Margaret Ross et Barbara Wilson, Greg Rooney organise chaque année en Toscane une retraite consacrée à la médiation http://tuscanymediation.com.au/ .